Je savais, en théorie, qu’en débarquant au Bangladesh, j’arrivais dans un pays musulman à 90 % et très traditionaliste. Je m’étais préparée à porter des pantalons longs, des tee-shirts discrets sans décolleté et couvrant les épaules. Au cas où, en plus, j’avais mon krama à portée de main dans mon sac. Mais c’était bien naïf de ma part, avec du recul, de penser que j’arriverais à me fondre dans la foule. Plus que le statut de star que vous a présenté Kélig (Dhaka – les stars sont en ville), j’ai dû endosser le rôle de porn-star malgré moi. Je suis une femme, européenne, indépendante, piercée, tatouée et fumeuse (ouais, faut que j’arrête) et gauchère (bon là, c’est juste pas très bien vu…). Je représente le fantasme, la tentation extrême.
Où sont les femmes ?
De l’autre côté, au Bangladesh, le statut de la femme, même s’il progresse lentement, en est encore au Moyen Age, bien au-delà des autres pays d’Asie qu’on a visité. Le premier choc pour moi à Dhaka, a été de constater que la grande majorité des gens qui circulent dans les rues sont des hommes ! Où sont les femmes ?
On en voit quelques unes, souvent voilées intégralement, dans le bus. Dans lequel d’ailleurs, les femmes sont assises en priorité, entre elles pour éviter au maximum tout contact physique avec les hommes. Dans les rues, elles marchent souvent tête baissée, d’un pas décidé, vers une destination bien précise. Et moi au milieu de tout qui tente de déambuler l’air décontracté. Autant dire que ça ne fonctionne pas des masses.
Je précise tout de suite que je n’ai pas eu de réels problèmes, c’est plus une affaire d’émotion générale, un mal-être, surtout dans les lieux où la foule était présente. Avec le temps on s’habitue à tout, on relativise, on essaie de ne pas juger, de se décontracter, d’ignorer. J’ai été heureuse que Kélig prenne à cœur son rôle de mari (j’avais déjà beaucoup de problèmes, ne rajoutons pas le statut de concubins à l’histoire…).
Quelques anecdotes :
Le garçon d’étage de l’hôtel à Dhaka m’a surprise en train de fumer à la fenêtre de notre chambre (oui, l’intimité n’existe pas. On rentre si la porte n’est pas fermée à clé). En me disant au revoir, il me serre la main avec un grand sourire tout en me caressant la paume avec son index. Chez nous, c’est une invitation sexuelle. Gloups ! Kélig, Kélig, t’es où ??? J’ai envie de me cacher dans un trou.
On se balade sur le port de Dhaka et on se fait inviter par un homme sur un bateau pour boire un chaï. Il me drague ouvertement, malgré la présence de Kélig. Il demande à me prendre en photo, ok. Puis une photo de lui et moi, ok. Je pose à côté de lui et au dernier moment il m’enlace et pose sa grosse main sur mon sein, tout en continuant à sourire à l’objectif. Mon visage se vide de son sang. Il veut une autre photo, mais mon homme, à qui je lance un regard de détresse, lui fait comprendre que ça suffit…Difficile de se dépatouiller de cette situation toute seule. Je décide amèrement de ne plus toucher ni me laisser toucher par personne dans ce pays. C’est extrême mais c’est plus sûr.
Dernière anecdote à Srimangal avec un jeune homme très cultivé de 23 ans, en anglais. Pour une fois, un homme s’adresse directement à moi et pas seulement à Kélig. Je suis ravie de pouvoir discuter à nouveau. Avec un grand sourire et une grande assurance, il m’explique que porter le salwar kameez (la tenue des femmes musulmanes: pantalon long, tunique à manches longues et voile) c’est le minimum pour protéger les femmes contre le viol. Deuxième démonstration du jeune homme avec Kélig : « Si tu poses devant moi de la nourriture délicieuse que je ne peux pas manger et que je succombe à la tentation de la goûter, qui est fautif ? Toi ou moi? ». Kélig répond : « Toi » et le jeune lui explique que non c’est Kélig qui est fautif puisqu’il l’a tenté. Vous voyez l’analogie entre les femmes et la nourriture ? Sympa non ?
Je suis donc obligée d’abandonner la décontraction adoptée tout au long des pays d’Asie du Sud-Est, pour une conduite beaucoup plus froide et stricte. Ça m’attriste. Mais même ainsi, je continue à entendre des petits miaulements ou des bruits de baisers sur mon passage. Ce n’est évidemment pas tous les jours comme ça et j’arrive la plupart du temps à me libérer de cette image.
Mais voilà, je ne suis là que pour 27 jours, qu’en est-il des femmes, des filles dans ce pays ? Impossible de trouver une représentante de mon sexe pour parler de ça, en anglais. Je remue tout ça en moi, je partage avec Kélig qui comprend mais ne vit pas du tout la même émotion.
Banchte Shekka
Il nous reste deux jours avant de quitter le territoire. Nous avons repérer à Jessore une guesthouse gérée par une association féministe, Banchte Shekka, littéralement « Apprendre à survivre ». La fondatrice, Angela Gomes, est née dans une minorité chrétienne. Elle a prétendu être une femme mariée pendant très longtemps pour pouvoir rentrer en contact avec les femmes des villages de la région, couvées par les hommes. Elle a décidé de lutter pour les droits de la femme au Bangladesh et éduquer la population. Ce fut très compliqué, elle a dû faire face à une forte opposition dans la région qui compte autour de 30 000 femmes dans une situation d’extrême pauvreté, se faire agresser plusieurs fois. Mais cette année, elle a reçu le Magasaysay award (équivalent du prix Nobel en Asie) pour son travail.
L’endroit est plein de charme, près de plusieurs étangs artificiels. La majorité des travailleurs sont des femmes. Une des activités lucratives du lieu, outre la guesthouse, est l’élevage de poissons pour la vente. Il y a plusieurs salles de formation pour les gens qui veulent apprendre dans beaucoup de domaines, un bâtiment dédié à l’aide juridique et aux conciliations de couples, un autre pour le conseil et l’aide en cas de cancer du sein, et un autre où l’on donne des cours aux parents dont un enfant souffre de handicap. On apprend qu’ici, beaucoup de familles musulmanes pauvres marient leurs enfants entre eux. C’est le cas pour pas mal d’enfants du centre, victimes de malformations congénitales.
Outre les problèmes de mariage entre frère et sœur, il y aussi la malnutrition, la pollution de l’eau, les fièvres pendant une grossesse, les mauvais diagnostics. On trouve un grand nombre de personnes souffrant d’un ou plusieurs handicaps. C’est inutile de préciser que le système de santé n’est pas encore au point.
Nous rencontrons dans la guesthouse, Renata, jeune sœur chrétienne bangladaise qui a dû quitter son couvent pour aider son père à prendre soin de sa famille depuis qu’il est à l’hôpital et que sa femme est morte. Renata parle admirablement bien anglais, bengali, hindi et plusieurs dialectes du pays. Nos regards se croisent, on se sourit et c’est parti ! On discute durant plusieurs heures, c’est elle qui nous fera visiter les différents bâtiments de l’association.
Elle n’est là que depuis quatre mois et ne rêve que de retourner dans son couvent. Mais ici, elle travaille, gagne de l’argent en aidant aussi les gens. Nos conversations sont libératrices ! Je lui raconte mes émotions et elle me parle enfin des femmes au Bangladesh, le manque d’accès à l’éducation pour les jeunes filles pauvres, le statut de « chose » de la femme au foyer, les maltraitances… C’est dur, dur à en pleurer mais c’est ce que j’ai vu entre les lignes dans ces rues joviales mais sans douceur féminine, où les hommes sont comme des enfants qui ne savent pas que les femmes ne sont pas des objets.
Et je réalise, dans toutes les cellules de mon corps, la chance que j’ai d’être née à la bonne place. Je n’ai pas eu à lutter pour ma liberté mais je la chéris comme jamais.
Lors de notre dernière conversation avec Renata, nous parlons du fait que l’association essaie de suivre et soutenir des jeunes filles et des fillettes dans leur parcours scolaire. Beaucoup ont envie d’apprendre, sont douées pour les études mais leur famille, le manque de moyen, le devoir les empêche souvent de continuer. Plus que d’argent ponctuel, elles ont besoin d’un vrai suivi.
Nous nous sommes engagés à chercher des pistes d’aide en rentrant en France, peut-être des parrainages. Si vous avez des idées de petites associations qui pourraient être de la partie, n’hésitez pas à nous contacter.